Le livre
Il pousse la porte, tâtonne le mur pour trouver l’interrupteur. Un voile
de poussière s’étale sur les meubles. Il pénètre à pas de velours dans ce
sanctuaire, cherche dans l’armoire.
Il finit par le découvrir enroulé dans un tissu de lin blanc. C’est un
livre assez gros, doté d’une couverture en carton élimée. Ni dorure ni cuir
mais d’une douceur étonnante, une texture patinée par le temps. Il aurait pu y
trouver un texte imprimé sous presse, aux feuillets jaunis sur lesquels les
caractères encrés auraient déposé leurs empreintes. Il l’ouvre. Le papier est
toujours jaune, légèrement froissé mais aucun texte n’a encore été écrit à
défaut d’être imprimé. Il perçoit néanmoins cette fragrance ancienne qui, comme
la madeleine de Proust, le ramène en d’autres temps. Ce livre, usé par les ans,
les mains, il l’avait oublié jusqu’à ces derniers jours.
Il était resté le livre sans histoire.
Il s’assoit à même le sol et se souvient de ce moment partagé avec elle.
Elle est plutôt grande, il entend encore sa voix grave et chaude. Ses
lunettes habillent agréablement son visage assez rond. Lui, neuf ans, petit et
peu loquace, adore lire. Elle l’a bien compris. A chacune de ses visites
dominicales et pendant les vacances qu’ils passent ensembles, il est sage comme
une image, installé confortablement dans le canapé, les yeux plongés dans un
livre, l’esprit vagabondant d’histoire en histoire sans bouger.
Un après-midi d’été, elle l’a conduit dans sa chambre, petite pièce
claire à l’étage, dans laquelle il n’est jamais entré. Elle le fait assoir près
d’elle sur son grand lit recouvert d’un boutis provençal rouge et blanc. Tout
en lui parlant, elle attrape d’une main encore ferme un livre posé sur le
guéridon et le dépose délicatement sur ses genoux. Il croit d’abord que c’est
une nouvelle histoire, un vieux conte peut-être. Il le hume, intrigué par son
parfum, puis l’ouvre doucement. Il reste surpris de n’y trouver aucun texte ni
image. Il la regarde longuement, les yeux ébahis, attendant ses explications.
Pourquoi un tel don ?
Elle lui murmure que lire les histoires des autres permet, certes de
vivre de fabuleuses aventures intérieures, mais qu’il est capable d’imaginer,
de créer lui aussi et que lorsqu’il se sentira prêt, il écrira à son tour les
aventures de sa vie. De ce jour, il garde à l’esprit qu’il est libre de ses
choix, libre d’écrire son propre avenir.
Il avait accepté le livre, emmené dans sa chambre d’enfant où il le
retrouvait chaque fois qu’il venait chez elle. Son livre sans histoire.
Il se rappelle encore d’un autre instant avec elle. Il a quinze ou seize
ans, ils sont assis dans le salon. Elle a coiffé ses cheveux gris en chignon et
l’écoute raconter ses doutes quant à l’avenir, l’incertitude de ses projets. C’est
alors qu’elle lui remémore le jour où elle lui a transmis son livre, et elle
lui avoue comme ce moment d’intimité lui avait été si précieux, quand elle,
l’adulte avait partagé ses valeurs. Elle lui dit ses hésitations :
étais-tu trop jeune ? Avais-tu la maturité nécessaire pour accueillir ce
cadeau et en comprendre la portée symbolique ? Toutefois, en voyant sa façon
de prendre le livre, de le toucher avec délicatesse, avec tendresse même, elle
sut qu’il était prêt, prêt à grandir tout en restant proche d’elle. Elle lui
exprima sa fierté, sa joie quant à la confiance qui s’était d’années en années
établie entre eux et qui depuis perdurait grâce à ce livre, même sans histoire.
Les souvenirs affluent de sa mémoire. Le livre, pendant plusieurs jours,
est resté sur la table de nuit sans qu’il y touche, comme s’il avait peur qu’il
le fasse entrer trop vite dans un nouveau monde inconnu, sur lequel il n’aurait
pas prise, le monde des grands, constitué à la fois de mystères et de
révélations. La fin des vacances approche, et du haut de ses neuf ans, il
regarde le livre toujours sans histoire.
Mais moi, ce que j’aurais voulu, lui confie-t-elle une autre fois, c’est
que tu prennes un stylo et que tu écrives. Peu importe le contenu… Raconter tes
journées ou des histoires d’animaux, te mettre en scène dans des aventures
rocambolesques… Mais non, le livre reste sur ton chevet et je désespère que tu
t’appropries ses pages. Il lui avait répondu qu’un jour, il le ferait.
Dix ans se sont maintenant écoulés depuis la fin des dernières vacances
passées chez elle, il s’adosse au meuble, ferme les yeux et se revoit dans sa
chambre prendre le livre, le soupeser longuement et enfin ouvrir le tiroir pour
l’y glisser. Il n’est pas encore prêt à écrire son histoire, à rompre le lien
avec elle, il a tellement peur de la perdre.
Après son départ, ranger sa chambre fut rapide. Ne voyant pas le livre,
elle pense d’abord qu’il l’a emporté. Quand elle le trouve dans le tiroir,
rangeant un stylo retrouvé sous le lit, elle est un peu déçue mais réalise
finalement que ce n’est pas grave, que c’est un fil qui les relie. Je suis
heureuse, écrit-elle sur les premières pages du livre, comme une promesse qui
les unira à jamais.
Il n’y a pas de larme pour cela.
Claudine Mistral décembre 2016
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