« —
Vous dansiez et bien riez maintenant…
Non,
je ne vous cite pas un extrait d’une fable inconnue de Jean de La Fontaine. Il
n’y a vraiment rien de comique dans ses textes ! Des vérités travesties et
que seuls les initiés décodent et comprennent. De nos jours, ses textes sont
étudiés dès le plus jeune âge, mais à son époque combien étaient ceux qu’il
décrivait sans qu’ils ne le réalisent… Ce sont des textes sérieux en somme où
la composition poétique est méthodique et précise.
Danser…dès
votre plus jeune âge, le rythme peut vous emballer, démanger votre corps,
endiabler vos jambes, vos bras… La musique envahit votre tête, s’empare de vos
doigts, de vos pieds et la transe commence. Dans certaines sociétés, c’est un
moment de communion, de réunion festive, d’échanges. Pour certains, c’est un
moyen de communication, d’expression individuelle ou collective.
Rire…
ce n’est pas aussi simple. L’émotion n’est pas toujours aussi spontanée. Le
rire s’initie. L’humour noir, par exemple, n’est pas à la portée de tout un
chacun, il requiert des références, une certaine logique. Rire demande donc de
la compréhension parfois. Et puis, chez les adultes, le rire est souvent
étriqué par les « bonnes manières ». Le clown, ou le pitre, est un
être à part, un être doué. Il sait tirer les ficelles de nos lèvres, faire
pétiller les étoiles de nos yeux, libérer cette émotion de bien-être.
Mais
je ne vais pas vous faire l’article, le dictionnaire s’en charge pour moi.
Je
vous invite donc maintenant à écrire un texte humoristique où le rire aura une
place fondamentale.
Etonnez-moi ! »
Placée
en haut de l’amphithéâtre, Manon regarde le professeur s’assoir à son bureau,
laissant ses élèves face à cette difficile mission. Il est habillé d’un pull
noir, d’un pantalon marron. Son long visage est pâle, sans attrait, ses cheveux
courts noirs sont plaqués sur son crâne, comme d’habitude, coiffés au cordeau,
pense-t-elle.
Elle
le regarde de biais, cherchant l’inspiration. Le bois des bancs est durs et
froid, alors elle a placé sa doudoune orange de telle manière que son corps est
confortablement appuyé contre un radiateur. L’hiver est déjà bien installé, le
givre recouvre les pelouses du parc Jourdan qu’elle traverse pour se rendre à
l’université et la brume enveloppe la ville antique chaque matin.
Depuis
le début de l’année, elle trouve ce professeur bizarre. Il arrive, le visage
sans expression, dépose ses affaires sur le bureau, et commence à parler. Quel
que soit le niveau sonore des étudiants, il parle, indifférent au bruit. Ils
ont très vite compris qu’ils devaient s’asseoir et se taire car il n’écrit que
peu d’informations sur le large tableau noir. Quelle idée de leur proposer
aujourd’hui un tel sujet lorsque l’on est une personne si terne et
insignifiante ! Toujours sérieux, elle ne l’a jamais vu sourire, même pas
à la lecture des textes de Molière qu’il leur avait demandé de lire à plusieurs,
face à leurs camarades dans ce grand amphithéâtre. Leur a-t-il proposé ce sujet
dans le but d’engranger le maximum de rires par procuration une fois qu’il
serait chez lui ? Peut-être pour se sortir d’une morose vie en
solitaire ?
Il
est assis maintenant, le dos courbé, attentif aux questions des étudiants qui viennent
requérir son aide au bureau, à l’écoute de leurs difficultés. Cette promiscuité
de la part d’un professeur de l’université l’a étonnée dés le début de l’année
mais les étudiants apprécient et profitent de ce soutien.
Elle
rompt le lien invisible et se met à écrire, traçant le portrait d’un personnage
qui serait tout le contraire de cet homme. Grand, toujours droit, le regard
fier et pétillant, la bouche en banane quelles que soient les situations, le
verbe facile et si poétique, surtout face aux enfants. Chaque parole, chaque
geste mettent son public en émoi. Les rires fusent, s’éparpillent et emplissent
le chapiteau d’une folle gaieté, se répercutent de cœur en cœur tel un lien
tangible, une chaine vivante, vivifiante.
Elle
a écrit assez longuement et pour faire une courte pause, détendre ses doigts,
relève la tête et remet ses longs cheveux noirs dans son dos d’un geste de la
main.
Elle
l’a vue ! Elle n’en croit pas ses yeux.
Elle
regarde encore, pas vraiment certaine car elle est assez loin du bureau.
Oui,
c’est bien une petite boule rouge.
Elle
apparaît et disparaît à une vitesse hallucinante.
Elle
regarde ses camarades. Personne ne semble avoir vu son manège.
Un
sourire se dessine sur ses fines lèvres teintées de rose, un sourire d’étonnement
d’abord qui peu à peu se transforme en un rire qui monte en elle, se faufile
dans sa gorge et éclate, sonore, aux oreilles de tous les étudiants. Ils la
regardent d’abord hébétés. Elle se lève et montre du doigt le professeur et son
nez rouge. Tous les regards se portent alors sur l’homme.
D’abord
timides et étonnés, des rires clairs, chauds, puis tonitruants se répandent
enfin de gradins en gradins libérant une formidable énergie, un feu d’artifice
de bien-être. Le pull noir arbore pour la première fois de l’année un magnifique sourire. Un autre personnage se
tient face aux étudiants, un homme qui irradie, qui communie avec son public,
qui se dévoile sans mot.
Alors
Manon attrape son écharpe et l’attache autour de sa tête, passe sa doudoune
devant derrière et tire la langue à son voisin qui sourit. Un autre descend sur
l’estrade et commence à raconter une blague à l’auditoire, deux autres avec des
parapluies commencent un duel maladroit à la Star Wars sur un long pupitre.
L’amphithéâtre
devient une immense scène de jeux, où sourires et rires se mêlent, se libèrent
dans une formidable et tonitruante explosion de joie qui réchauffe le cœur des
étudiants et leur laissera un indélébile souvenir universitaire.
Claudine Mistral - novembre 2016